Jan vit sous un pont. Le jour de Noël, il aperçoit un jeune homme qui s’apprête à sauter. Jan va-t-il le sauver ?

Le récit est disponible en afrikaans et en anglais ici.

Ecrit par Theolla Langenhoven.

Jan fait quelques étirements devant son abri de fortune, la main tendue pour se protéger du soleil. La flemme d’aller mendier là, se dit-il, les gens n’aiment pas les clodos le matin de Noël en plus.

Il s’allonge sur le sol et, quelques secondes plus tard, il ronfle doucement. Des bruits de pleurs interrompent son sommeil.

Mais qu’est-ce qu’il y a encore ? se demande-t-il, agacé. Il se redresse pour mieux voir. Un jeune est assis au rebord du pont, la route nationale sous les pieds.

« Yoh, je suis pas d’humeur aujourd’hui. Mais qui a l’idée de se jeter d’un pont le jour de Noël ? » marmonne-t-il. « Qu’il se débrouille. » Sur cette pensée, il se rendort.

« Aarggnn ». Les gémissements viennent jusqu’aux oreilles de Jan au-dessus du bruit de la circulation.

« Ça va pas, mon frère ! Tu vois pas que j’essaye de faire une bonne sieste avant que la nuit tombe, mec ? » dit-il d’un ton plaintif. Il avance vers le pont en claudiquant et lance : « Et là, tu la vois, ma jambe infirme ? »

Jason lève les yeux, surpris, bat des cils pour chasser ses larmes. Ses mains sont blanches là où elles s’accrochent à la rambarde. Il rougit de honte quand il voit le vieil homme émerger. Il ne s’y attendait pas.

Il baisse la tête et éclate en sanglots. Ses épaules tremblent sous le poids de sa tête et du flot de larmes. Inconsciemment, sa prise se resserre sur la balustrade, ses jambes s’accrochant aux interstices de la rambarde.
Les klaxons incessants des automobilistes qui passent sous le pont mettent Jan mal à l’aise. Est-ce qu’ils encouragent le jeune à sauter, ou bien le contraire ? Parfois le genre humain me dépasse, se dit-il.

Un cri perce l’air et le jeune se penche en avant. Jan boîte de plus belle et attrape le garçon. Il ne reste que l’incertitude. Il ne reste qu’à serrer le plus fort possible.

Lorsque les sanglots du jeune homme s’assèchent, Jan fait un pas en arrière. Il le voit de plus près, et lui donne environ seize ans. Un beau jeune homme, à la tenue soignée et aux cheveux gominés. Lorsque Jan l’a attrapé, il n’a pas senti de téléphone. Il se dit que peut-être le jeune homme ne souhaite pas être identifié.

« Tu t’appelles comment, mon grand ? » Jan demande doucement, en regardant le jeune homme droit dans les yeux. Il recule, mais ne lâche pas l’enfant. Il sait que sa présence pourrait le calmer.

Jason le regarde, les yeux rouges. Le vieux est un sans-abri, mais il a l’air safe, pas comme s’il était un voyou ou un drogué.

« Je m’appelle Jason, Tonton » avoue-t-il d’une voix rauque.

« Alors pourquoi tu viens interrompre ma sieste ? Je ne t’ai rien fait ! » Jan fait semblant d’être contrarié. « Tu sais, à mon âge, c’est pas facile de trouver le sommeil. » Jason baisse la tête.

« Allez, regarde où tu es là, maintenant ! Regarde le soleil qui illumine la Table Mountain ! C’est pas magnifique, ça ? » s’exclame Jan.

Ils restent un moment à apprécier la beauté naturelle qui les entoure, sans se soucier des voitures qui klaxonnent et des cris des passants.

Jason ne pleure plus. Il tremble moins. Jan regarde les mains du jeune et constate qu’elles ne sont plus si blanches, et donc qu’il n’est plus aussi tendu qu’avant.

« Qu’est-ce que tu fiches ici, mon grand ? »

Jason détourne le regard, gêné. « Tonton, je ne veux plus vivre. Ma mère s’est mariée, avec un sale type ! » Les larmes lui brûlent les yeux, les mains se crispent à nouveau, sa prise se resserre.

Il est en colère, mais il a trop peur de tomber, remarque Jan.

« Et maintenant tu penses que laisser ta mère seule avec lui, c’est une super chouette idée ? Pour lui faire du mal le jour de Noël ? » lui demande Jan.

Jason regarde à nouveau le paysage devant lui, sans prêter attention aux gens qui s’approchent pour voir ce qu’il se passe.

« Je ne ferais jamais de mal à ma mère, mais elle ne me protège pas de lui. Je ne peux plus supporter ce qu’il nous fait. Ni à ma mère, ni à moi » dit Jason d’une voix tremblante.

« Qu’est-ce qu’il te fait, mon grand ? »

Après un long silence, Jason répond. « Il me touche. Il vient se glisser dans mon lit quand ma mère est de garde ». Les larmes coulent sur ses joues, mais il continue à parler. Les vannes sont ouvertes et il ne peut plus les refermer.

« J’ai dit à ma mère que c’était un sale type. Mais elle est follement amoureuse. Il fait tout pour elle et lui achète tout ce qu’elle désire, mais ensuite il la frappe. Du coup, elle lui trouve des excuses. J’ai essayé de le lui faire voir, de lui raconter ce qu’il me fait, mais elle dit que je mens. »

Jason regarde les voitures qui passent sous le pont. « Voilà mon dernier recours. Pour lui faire comprendre ce que fait son mari. »
Jan regarde au loin, il ne dit rien. Pendant un moment suspendu, ils restent assis, sans bouger, sans échanger de mots. Ils ne voient pas les spectateurs qui s’approchent, le téléphone dans la main.

« Mon frère, écoute-moi : tu ne vas rien accomplir par le suicide. Y aura même pas de certitude que ta maman quitte ce type. Allez, écoute Tonton Jan. »

Jason se tourne vers Jan, il ne dit toujours rien.

Jan secoue la tête. « Tu sais, tu as des options. Tu peux porter plainte à la police et le dénoncer aux services sociaux. Mais ce n’est pas une solution de mettre fin à ta vie, tu vas juste ajouter à la douleur de ta mère. Allez, descends de là, avant que nos tronches soient à la une des journaux demain matin » dit Jan, le visage sévère. Il prend Jason par le bras et l’aide à descendre.

« Eh Tonton, pourquoi tu ne prends pas ma tentative de suicide au sérieux ? » demande Jason à mi-voix, tout en passant les jambes par-dessus la rambarde pour atterrir doucement sur le sol.

« Ton oncle, comme tu dis, a dissuadé bon nombre de personnes de se jeter du pont. Ces gens-là, ils m’appellent Jan le Suicide Killer. » Il fait un geste vers la petite foule qui se disperse maintenant qu’il ne reste plus grand-chose à voir.

« Ce pont est à moi, ici c’est chez moi. Tu ferais quoi, toi, si des personnes avaient l’habitude de venir dans ta maison pour venir se suicider, hein ? »

Ensemble, ils se dirigent vers la maison de fortune de Jan et s’assoient sur les cartons.

Jason observe l’abri. Modeste mais propre. Il est fait de morceaux de bois recouverts de plastique pour les jours froids et humides. Dans un coin, une couverture grise et blanche est enroulée ; dans l’autre, une petite boîte en plastique, avec sans doute à manger, pense Jason.
Jan sort sa bouteille : du sirop, dilué mais bien rafraîchissant. Il la propose d’abord à Jason, qui en prend deux grandes gorgées. Il passe la bouteille à Jan. « Que c’est bon ! » Surtout après un tel coup de stress.

« Merci, Tonton Jan. Vraiment » Jason pousse un grand soupir.

Jan voit bien que la situation du jeune le bouleverse tout entier, esprit et cœur. Son tourment intérieur se lit sur son visage. Jan s’allonge et ferme les yeux, laissant à Jason le temps et l’espace de digérer ses émotions par lui-même.

Jason fixe le paysage pendant un long moment avant de prendre la parole : « Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne pouvais plus faire semblant, comme si de rien n’était, quand la famille est arrivée. J’en ai tellement marre de lui. » Il baisse les yeux. « Mon père est mort, alors je n’ai personne à qui parler ».

Jan hoche la tête. « Ça va aller, t’as ton Tonton Jan, maintenant. Viens, on va prendre un peu de mon pain de Noël et on oubliera tout ça ». Jan sort deux tranches de pain tartinées de confiture. Il en offre une à Jason et les deux hommes se régalent comme si c’était le plus délicieux des repas de Noël.

Ils discutent de la vie encore pendant une heure, puis Jan dit à Jason qu’il est temps de rentrer. « Allez, ta mère s’inquiète sûrement pour toi. Je vais t’accompagner jusqu’au bout du pont, juste au cas où tu aurais l’idée de rejouer à Superman » taquine Jan.

Jason rit : « O que non ! Maintenant je saurai éviter un duel avec le Suicide Killer ! Il n’aime vraiment pas les gens qui viennent troubler la paix chez lui ! ».

Jan accompagne Jason jusqu’au bout du pont. « Il faut que tu reviennes me voir, hein ! Nous pourrons alors reprendre la conversation ! » Il regarde Jason partir.

Jason se retourne vers lui. « Oui, Tonton, j’apporterai des restes demain ! » dit-il en s’en allant.
Jan fait demi-tour et rentre en boitillant. C’est un combat, mais son cœur est en paix. Il retourne chez lui, avec une vue magnifique sur l’autoroute N2 et Table Mountain qui veille sur la ville.

Une fois de plus, le Suicide Killer a fait son devoir ! pense-t-il fièrement. « Je ne bougerai jamais d’ici. »

Dites-nous ce que vous en pensez : Quel conseil donneriez-vous à Jason ?